COMMUNARD ET FORCAT

Michel Winock

 

Préface aux " Mémoires d'un Communard " de Jean Allemane, Maspéro, 1981 576 pages

 

Dans l'histoire du mouvement socialiste français, telle qu'elle s'écrit, on minimise trop souvent, à moins qu'on ne l'ignore tout à fait, l'apport original du courant allemaniste. Cela tient, pour une part, à la personnalité de Jean Allemane qui, sans le vouloir, lui a donné son nom. Champion du socialisme " anonyme ", défiant envers toutes les " individualités ", récusant tous les " caciques ", il fit de sa répugnance aux " politiciens " un système et de son refus des honneurs une règle de conduite. Montrez-vous, montrez-vous, il en restera toujours quelque chose! Le peu, le trop peu qu'il " reste " d'Allemane dans la mémoire du socialisme français, envahie par le tête-à-tête académique Guesde / Jaurès, témoigne en faveur des principes du vieux rebelle .

Mais le fait d'écrire ses Mémoires ne serait-il pas en contradiction avec l'anonymat socialiste dont Allemane soutient l'impératif moral et politique. Dire je, s'attacher à sa propre histoire, n'est-ce pas au long de cinq cents pages ap peler l'attention de la postérité sur sa propre personnel Nous frappons là effectivement à la borne de l' humilité allemaniste. A quoi bon rester anonyme, si cela ne se sait pas l A quoi sert la vertu quand elle reste ignorée du peuple. Il arrive que la modestie enrage à force d'être méconnue. Mais, foin d'ironie: Allemane a des circonstances atténuantes. Il écrit son livre à soixante-trois ans, soit trente ans et plus après les événements qu'il décrit. Il a cessé d'être le chef officieux d'un parti , puisque nous sommes en 1906 et que l'unité socialiste a été réalisée un an plus tôt. Parler de la Commune aux nouvelles générations, en tirer des leçons pour elles, voilà qui lui paraît sans doute mile, en même temps qu'il lui est agréable, n'en doutons pas trop, de rappeler que, dans cette S.F.I.O. toute neuve, Guesde et Jaurès qui la dominent ne peuvent pas se vanter, eux, d'avoir fait le coup de feu sur les barricades, et que tout le mérite n'en revient pas au seul Édouard Vaillant, autre pieux de la vieille, qu'on accueille inlassablement dans les réunions socialistes d'un retentissant et unanime : " Vive la Commune/ ", ce qui agace à la longue. Mais il y a mieux. Car, à vrai dire, ces Mémoires d'un communard n'occupent qu'une partie du livre. La plus importante, la plus passionnante, est celle qu'Allemane consacre à ses souvenirs de bagnard. Car, si l'on peut " tirer des leçons ", plus ou moins judicieuses, de la révolution communaliste, on peut, et sans plus tarder, et c'est mieux, livrer combat contre la honteuse institution du bagne, que la 111' République n'a pas encore abolie. En ce sens, les souvenirs d'Allemane, loin d' être le récit complaisant d'un député socialiste sur sa jeunesse révolutionnaire, sont un acte politique. Ce sont les " ergastules modernes ", comme il dit, le bagne de Guyane, où l'on expédie encore des condamnés, qui font de ce livre un acte de dénonciation. Lieux d'exclusion et d'enfermement, de dégradation physique et d'abaissement moral, où la société excrète .~es réfractaire.r et ses hors-la-Ioi. La société, dis-je, fans éprouver la nécessité de la qualifier de " bourgeoise ~, tant les Ïuvres de la répression et du sadisme carcéral - qui s'aveugle encore là-dessus aujourd'hui - ne sont le monopole d'aucune classe ni d'aucun régime. Ce n'est qu'en 1938 qu'un décret-loi du gouvernement Daladier supprima la transportation au bagne de Guyane, dont on ferma définitivement les portes en 1945.

 

 

Qui est Jean Allemane ? Né dans un petit village pyrénéen, à Sauveterre, dans le département de Haute- Garonne, il a dix ans quand il suit ses parents qui viennent tenter leur chance à Paris, dans les premières années du second Empire. Le jeune garçon, intelligent, devient typographe et se mêle rapidement au mouvement ouvrier, subissant une première peine d'emprisonnement pour fait de grève en 1862, à l'âge de dix-neuf ans, avant de devenir un des membres actifs de la Chambre syndicale des ouvriers typographes. Pendant le siège de Paris, il fait partie du 59' bataillon de la garde nationale, où il est caporal. Mais , dans l'effervescence politique qui suit la capitulation de Paris, à la fin de janvier 1871, le caporal Allemane fait partie de ce peuple parisien qui estime avoir été trahi par le gouvernement de la défense nationale et qui, au lendemain des élections du 8 février 1871, favorable aux conservateurs, considère la République en danger. ,Dans cette ville aux pavés révolutionnaires, dont se défie l'Assemblée de Bordeaux et que compte bien mettre à la raison le nouveau gouvernement présidé par Monsieur Thiers, la garde nationale s'organise indépendamment des autorités officielles par la fédération polonaise des bataillons qui se donnent le 15 mars un Comité central. Allemane participe à la mise en place de cette fédération républicaine de la garde nationale et de son Comité, auquel se rallie la majeure partie des bataillons parisiens. Désarmer cette garde populaire, et d'abord lui ôter ses canons, c'est un des objectifs du gouvernement Thiers qui entend ramener à résipiscence la capitale insoumise. Les Mémoires d'Allemane s'ouvrent par un acte de résistance qui annonce l'insurrection du 18 mars: tandis que les autorités de la garde nationale restées fidèles à Thiers veulent récupérer le canon du 596 bataillon, en le ramenant de la place des Vosges à l'École polytechnique, Jean Allemane, en tant que délégué du bataillon, s'y oppose: " Ce canon appartient au peuple, et je le reprends I " Il fait preuve de la même résolution quand, réveillé en hâte au petit matin du 18 mars, apprenant que les troupes de Vinoy investissent Montmartre et Belleville, il va sonner le tocsin en l'église Saint-Nicolas du Chardonnet : " Il n'y avait plus à en douter: la République était en péril, et il fallait agir sans perdre une minute. " Le rapport qui le concerne au conseil de guerre rendit Jean Allemane coupable - pendant la Commune - " d'arrestations arbitraires ", " d'excitation à la guerre civile ", " de complicité dans les incendies du V8 arrondissement... ", " d'avoir, dans un mouvement insurrectionnel, [...] envahi et occupé un établissement public [et fait] ou aidé à faire des barricades ... ". Le rapport de la commission des grâces confirma: " Jean Allemane a été le chef le plus actif des insurgés du Ve arrondissement . " Il habitait depuis plusieurs années au 14 de la rue Mattre-Albert, entre la place Maubert et le quai de Montebello ; il y vivait avec sa compagne Marie et son jeune fils Charles; sa mère tenait à la même adresse un " établissement de marchand de vins " qui devint, à en croire le rapport du conseil de guerre, " le repaire de tous les communeux du quartier ".

 

Dans Ma défense, texte qu'il a rédigé à l'intention de ses juges militaires, Allemane a minimisé de son mieux son rôle dans le mouvement insurrectionnel : engagé dans l'action du 18 mars, sur le ressentiment qu' il avait gardé de la reddition de Paris et contre le " coup d'État monarchique ", il fut, dit-il, complètement absorbé les jours et les semaines suivantes dans sa tâche de président du Comité de légion du ve arrondissement, tout accaparé par les nécessités quotidiennes. En fait, Allemane ne fut pas un simple administrateur: ses Mémoires confirment, sur ce point, les témoins à charge.

Au lendemain du 18 mars, il se fait inscrire sur la liste des typographes de l' Imprimerie nationale devant partir pour Versailles ,. comme Louise Michel rêvait d'y aller incognito pour assassiner Thiers, Allemane concevait alors le projet " d'attaque simultanée du château et de la ville " par les fédérés, lui-même organisant dans les dépendances du château, où était installée l'imprimerie, une sorte de cheval de Troie, grâce à l'appui de ses camarades de travail et des marins de garde acquis à leur cause. Le plan échoue - .si l'on peut parler de plan, car les responsables de la Commune ne donnèrent aucune suite à l'idée d'Allemane. Revenu à Paris, placé à la tête du Comité de légion du V~ arrondissement, il exerce là une fonction théoriquement militaire; il contrôle en fait l'administration de l'arrondissement et prend des initiatives politiques. Au premier chef, il met en pratique avec une jubilation évidente les résolutions laïques et anticléricales de la Commune. Le remplacement de la croix du Panthéon par le drapeau rouge, au cours d'une cérémonie qu'il fait vibrer de son verbe vengeur contre la " séquelle frocarde ", est revendiqué par lui, trente-cinq ans plus tard, en ces lendemains de séparation de l'Église et de l'État, comme un acte révolutionnaire presque aussi décisif que la laïcisation des écoles et des établissements hospitaliers de son arrondissement. Des premiers aux derniers chapitres de ses Mémoires, Allemane fait défiler une procession de curés, de bonnes sÏurs, de frères, d'aumôniers, de prêtres en tout genre dont il fait un jeu de massacre impitoyable. Pas un n'y échappe, pas un n'a grâce à ses yeux, pas un qui ne soit un ennemi du peuple. Allemane exprime là jusque dans ses outrances la passion anticlérîcale et antireligieuse qui a gagné le peuple parisien sous le second Empire. Certes, il y eut des communards restés dans le giron de l'Église, comme Régère, qui fait faire sa communion à son fils pendant la guerre civile, provoquant la fureur d'Allemane. Inversement, il y eut, à Versailles, bon nombre de libres penseurs. Mais, entre la Commune et l'Église, l'intolérance fut la règle. Le 17 mai, peu de jours avant la Semaine sanglante, l'ultramontain Veuillot écrivait dans son journal: " On a vu cette année à quoi s'occupe un peuple qui ne fait point ses Pâques ! "

 

Sur la Commune, Allemane a porté un jugement nuancé. Il refuse d'embellir la réalité qu'il a vécue et, loin d'accréditer l'idée d'une révolution socialiste presque réussie, il se livre à une critique sévère de la révolution communaliste, condamnant :

- l'imprévision du Comité central et l'irrésolution suicidaire de la révolution commençante ( " pour faire une révolution, il faut, a"ant tout, de vrais révolutionnaires, et c'était, malheureusement, l'élément qui faisait le plus défaut " ) ;

- -le verbalisme révolutionnaire, le goût excessif de l'uniforme, des distinctions, du spectacle, cela " faute d'actes rapides et audacieux ";

- l'insouciance générale, les défauts de la surveillance ( " On entre à Paris comme dans du beurre "), l'inorganisation militaire: " Du haut en bas du commandement régnait la plus désolante impéritie, et tout et tous semblaient se concerter pour précipiter la catastrophe final . " Allemane devait répéter: " Que le souvenir du 18 mars serve surtout de leçon pour l' avenir , et que nul, parmi les militants, n'ignore que la défaite des " insurgés " de mars 1871 naquit du manque d'organisation des travailleurs, de discipline consentie, d'audace révolutionnaire et de clarté dans les revendications prolétariennes . "

Toutefois, la critique d' Allemane n'est que le revers de sa fidélité. De la Semaine sanglante et du bagne, il a gardé le souvenir brûlant de la guerre sociale et de la haine de classe. Le peuple, à ses yeux, est encore condamnable dans sa servilité et son obscurantisme, mais, devant la férocité versaillaise, il a su se grandir le fusil à la main: " Lorsqu'une cause enfante de tels dévouements, d'aussi héroïques sacrifices, ce n'est pas se montrer optimiste que de déclarer que, quels que soient les obstacles, les égoïsmes féroces, les forces contraires, son triomphe est fatal. " C'est une leçon d'énergie et une leçon d'espoir que Jean Allemane tire de la Commune, et qu'inlassablement il reprend, chaque année, l'anniversaire de Mars ou de Mai revenu, soit dans les journaux socialistes, soit devant le Mur des Fédérés: " Quelles ne sont pas les appréhensions gouvernementales lorsque, tel le spectre de Banco venant troubler le festin de Macbeth, revient l'anniversaire inquiétant de ce 18 mars qui, dans l'histoire des peuples modernes, marque la plus audacieuse des tentatives, la preuve indéniable que les foules peuvent se passer de conducteurs, et prendre hardiment le timon des affaires aux lieu et place des hommes de la bourgeoisie . " Tel est le double thème de l'article commémoratif qu'écrit annuellement Allemane: la Commune est une révolution manquée, mais c'est l'aube d'une ère nouvelle. Le jeune homme à la ceinture rouge, le chassepot en bandoulière et le revolver à la ceinture, qui attira sur sa tête après la bataille la vengeance des notables du Ve arrondissement, est resté jusqu'à sa quatre-vingt-douzième et dernière année un vieux communard, homme d'action plus que doctrinaire, gardant jusqu'au bout sa fierté d'insurgé. Lors de la Semaine sanglante, après que les troupes versaillaises eurent occupé le ve arrondissement, Allemane réussit à échapper aux pelotons d'exécution qu' on avait constitués au Luxembourg et en d'autres lieux de justice expéditive. Il trouve pendant quelque temps refuge, en compagnie de son frère François, chez un ami, rue Levert, à Belleville. Pas pour longtemps: " Paris n'était qu'un infect bas-fond où le mouchard était roi. " Les frères Allemane furent arrêtés et expédiés au dépôt de Versailles, en attendant leur jugement. Les conseils de guerre qui eurent à statuer sur le sort des inculpés de la Commune, ont siégé du 4 afJril1871 au 31 juillet 1872. Alors que les combats et les exécutions de la Semaine sanglante avaient fait 20 000 morts au bas mot dans les rangs des insurgés, 10 137 communards furent condamnés à des peines diverses par les conseil,-\' de guerre, tandis que 3313 condamnés par contumace purent se cacher ou s'exiler pour échapper à leur peine. A ces chiffres, ajoutons, pour être complet, que les conseils de guerre prononcèrent 2 445 acquittements et ordonnèrent 23 727 non-lieu . La nature et la durée des peines étaient variables .. de six mois de détention à la peine de mort. 23 exécutions capitales eurent lieu, 72 condamnés à mort bénéficièrent de la grdce. Jean Allemane échappe de peu à la condamnation suprême: bénéficiant de la minorité de faveur (trois voix sur sept lui accordant les circonstances atténuantes), il est condamné aux travaux forcés à perpétuité, se trouvant ainsi au rang des 91 inculpés de la Commune destinés à la " perpète ". Son frère est condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée - peine beaucoup plus fréquente, partagée par 1169 communards tandis que 3417 étaient condamnés à la déportation simple. 1 ci, quelques explications s'imposent sur le Code pénal de l'époque si l'on veut comprendre les divers degrés de peines qui ont été purgées à la Nouvelle-Calédonie. Les communards qui y sont expédiés subissent selon les cas deux peines différentes: la transportation ou la déportation. La transportation est infligée au groupe des condamnés aux travaux forcés ( à temps ou à perpétuité) , dont J ean Allemane fait partie. C'est la loi du 30 mai 1854 qui avait inauguré l'exil colonial des travaux forcés, alors que ceux-ci, auparavant, étaient exécutés dans les bagnes métropolitains, qu'on avait commencé à installer dans quelques ports au X V II le siècle, quand la peine des galères était devenue obsolète, les nouveaux navires n'ayant plus besoin de rameurs. Toulon, Brest, Rochefort, tels furent les bagnes métropolitains les plus durables. Mais la concentration de tant de criminels aux portes des honnêtes Français, les idées de colonisation et l'exemple de l' Angleterre concoururent à la disparition progressive des bagnes métropolitains, Toulon étant le dernier à être évacué en 1873.

C'est la Guyane qui fut d'abord retenue comme bagne colonial, mais les rigueurs climatiques et la surmortalité qui en résultait incitèrent Napoléon III à choisir un autre lieu plus clément aux établissements pénitentiaires. C'est ainsi que la Nouvelle-Calédonie reçut en mai 1864 un premier convoi de 250 forçats. A la fin du second Empire, les pénitentiaires de la Nouvelle-Calédonie comptaient 2 300 condamnés. La peine de la déportation, quant à elle, avait été inscrite dans le Code pénal en 1791. Elle frappait les condamnés politiques. Cependant, elle resta longtemps sans application exacte, faute d'un lieu d'exécution approprié. Du coup, pendant longtemps, les déportés ne quittèrent les côtes de France que pour être enfermés dans la forteresse du Mont-Saint-Michel, ce qu'une loi de 1832 régularisa : Barbès, Blanqui furent parmi les plus illustres de ces " déportés sur place ". Mais les événements de 1848 incitèrent la II. République à réorganiser la déportation. La loi du 8 Juin 1850 en fixa les règles - en établissant notamment la distinction entre la déportation simple et la déportation dans une enceinte fortifiée - et le lieu: les iles Marquises. Les conseils de guerre de 1871-1872 prononcèrent 4 586 peines à la déportation ( environ un quart dans une enceinte fortifiée et trois quarts de déportations simples). C'est en raison de cet énorme contingent de condamnés politiques que fut votée la loi du 23 mars 1872 désignant la Nouvelle-Calédonie pour l'exécution de la déportation. Le premier convoi, parti de Brest sur La Danaé, le 3 mai 1872,

parvenait à Nouméa le 29 septembre 1872, soit 149 jours plus tard Ainsi, la Nouvelle-Calédonie devenait à partir de 1872 un véritable complexe pénitentiaire. Elle recevait à la fois des droit-commun et des politiques.

Ceux-ci, les communards, étaient répartis en trois grandes catégories :

1. Les condamnés aux travaux forcés, comme Jean Allemane, dont la peine est purgée à l'Ile Nou - petite île de trois kilomètres de long sur un kilomètre de large, située à peu près à quatre kilomètres au large de Nouméa;

2. Les déportés simples, catégorie la plus nombreuse, dont la résidence est fixée à l'île des Pins, située à cent cinquante kilomètres environ au sud de Nouméa et à quarante kilomètres de l'extrémité de la Grande-Terre;

3. Les déportés dans une enceinte fortifiée, qui résident dans la presqu'île Ducos, située à quinze kilomètres de Nouméa et à deux kilomètres au large de l'île Nou.

Situations et conditions de vie très différentes selon les cas : ceux de la " Nouvelle " n'étaient pas logés d la même enseigne. Jean Allemane ne témoigne pas pour le plus grand nombre - les déportés simples qui, dans les limites et sous la surveillance qui leur sont imposés, jouissent d'une relative liberté, notamment celle de travailler ou ne pas travailler : il témoigne pour les forçats, communards et droit commun. Le tableau accablant qu'il retrace des derniers temps du bagne de Toulon, où il exécute le début de sa peine de juin 1872 à janvier 1873; le récit du voyage qui le conduit en quatre-vingt-seize jours de Toulon à Nouméa ; la description du système pénitentiaire néo-calédonien, des conditions et des mÏurs des forçats, du sadisme des gardes-chiourmes ne sont qu'une longue et frémissante protestation : " Qui dira jamais l'amas de hideurs physiques et morales qu'est l'Administration française ? "

Forte tête, Allemane n'échappe pas aux punitions, qui sont monnaie courante au bagne. Certaines sont codifiées, comme la bastonnade, qui est donnée par un " correcteur " spécialisé au moyen d'un martinet à lanières goudronnées ; le ramas, c'est-à-dire le couchage sans couverture, les mains attachées; la double chaîne, l' " accouplement "... D'autres font partie des usages non écrits, telle la crapaudine - venue des bagnes militaires d'Algérie - qui consiste à lier dans le dos bras gauche et jambe droite, jambe gauche et bras droit, obligeant le condamné à se coucher sur le ventre et à se nourrir au prix d'acrobaties infamantes. C'est dans ces moments de souffrances extrêmes qu'Allemane écrit peut-être ses plus belles pages, relatant la solidarité des prisonniers, rendant hommage à plusieurs reprises à des condamnés de droit commun qui savent parfois se montrer plus généreux que les condamnés politiques.

Expérimentant dans sa chair l'iniquité d'un régime pénitentiaire qui perd complètement de vue ses propres justifications selon lesquelles il est fait pour amender les coupables, Allemane s'élève contre sa barbarie de fait: " tout est sacrifié à la répression ". A propos de la peine de mort, Alphonse Carr avait eu ce mot, promis à la postérité: " Que Messieurs les assassins commencent. " A quoi Allemane réplique, en ancien bagnard et en socialiste: " Ce n'est pas aux assassins à commencer, mais à la société. " La composition sociale dés transportés, dont la catégorie des manÏuvres constitue la majorité, en dit long à ce sujet, de même que le niveau d'instruction: en 1878, sur 8393 forçats que compte alors la Nouvelle-Calédonie, 3 619 seulement savent lire et écrire et 59 ont " une instruction supérieure à l'instruction primaire .

Derrière le communard, puis le bagnard, s'ébauche peu à peu, puis s'affirme j'autoportrait d'Allemane, dont l'ardeur, la résolution, la ténacité expliquent l'ascendant sur ses camarades. Son " tempérament par trop fougueux ", comme il dit, l'entraîne à des actes d'indiscipline et de rébellion, qui lui valent mille maux mais aussi le prestige et l'autorité comme on le voit lors de la grève qu'il dirige quelque temps avant la commutation de sa peine. Le rêve d'évasion, qui est celui de tous les condamnés, se transforme chez lui en volonté que rien ne brise, malgré l'échec réitéré et parfois pathétique de toutes ses tentatives. Mais, dans le récit de cet homme farouche, qui dénonce toute domination de l' homme sur l' homme, y compris celle des chefs socialistes sur les militants, perce les tendances autoritaires du caractère. Ce passionné d'égalité, ce défenseur des masses anonymes, ce contempteur des " personnalités " répugne au désordre et au laisser-aller, qu'il menace de " la lourde main des travailleurs révolutionnaires, lesquels n'aiment ni la fainéantise ni la crapule, qu'elles se donnent carrure en les hautes ou basses sphères de la société " (p. 81).

Cependant, ces penchants à l'autorité sont balancés par l'aveu d'une grande sensibilité: ces Mémoires sont pleins de larmes, larmes du condamné, larmes de sa compagne Marie, larmes de sa mère qu'il ne reverra .plus: Allemane ne pousse pas le respect humain Jusqu'à nous les cacher. Un autre trait humanise notre héros: son respect de l'adversaire. Car, à côté des portraits féroce,~ qu'il trace de ses bourreaux, les Charrière, les Charpyat, les Fournier, il ne manque jamais l'occasion - si ce n'est, nous l'avons dit, dans le cas des ecclésiastiques ! - de rendre hommage aux traits d' humanité et de générosité qu'il rencontre " en face ", depuis son instruction à Versailles jusqu'à son retour de Nouvelle-Calédonie : hommage au juge pitoyable, hommage au directeur de prison équitable, hommage au bourreau sans haine... Jean Allemane n'est pas de ces révolutionnaires à la tête prise dans l'étau des consignes, son récit en tire la saveur de l'authenticité. Mais l'écrivain? Tout autodidacte qu'il est, Allemane a le sens de la narration. Sans doute, ici ou là, tombe-t-on sur des routes " qu'argente l'astre nocturne ", mais ces clichés ne sont pas si fréquents. Allemane a beaucoup à raconter et il le fait avec simplicité et sans platitude. Quelques figures romanesques donnent du relief au livre - je songe en particulier au bourreau qui porte si justement le nom de Ledoux ; au bagnard Besançon, chez qui " seule la bête demeurait " ; à l'ex-officier de marine " commandant de la garde nationale Lullier, grand buveur et grand vociférateur... Mais, dans ces lieux de torture et de mort qu'il traverse, l'humour a gardé su droits, et le pittoresque, et le rire: " Il n'est pire enfer qui ne connaisse son heure de gaieté ", écrit l'auteur. De fait, son récit est émaillé de silhouettes et de scènes parfois truculentes. A titre d'exemple, comment oublier la figure de Lagrange, bouffon tragique, que rencontre Allemane à Versailles? En compagnie d'un autre détenu, Lagrange s'évade, histoire de faire une 1( bordée ". Après quelques jours de noce, il' se constitue prisonnier dans un commissariat de police, comme un enfant prodigue. Le commissaire n'est pas spécialement bon enfant mais n'a rien à faire d'un inculpé qui appartient à la justice militaire. Et voilà notre Lagrange obligé de regagner par ses propres moyens la porte de la prison d'où il s'était évadé I A u lieu de le remercier , on l'envoie se faire fusiller au poteau de Satory. Avant de mourir, il fait cette déclaration dérisoire et sublime : " J e vais donc être délivré des poux ! "

Allemane, quant à lui, fut délivré du bagne en 1879, sa peine aux travaux forcés ayant été commuée en bannissement. Il pensa un moment partir pour l' Argentine, puis pour la Belgique. En fait, il resta définitivement à Paris, après son retour de la Nouvelle-Calédonie ; l'amnistie était dans l'air , la loi en fut votée en juillet 1880. Le Parti ouvrier avait pris naissance au cours du mois d'octobre de l'année précédente, au Congrès de Marseille. Allemane y adhéra dès son retour. Les supplices endurés par le forçat n' avaient pas eu raison du communard.

 

Michel Winock

 

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